Beauté de la Nature

Beauté de la Nature
On ne voit bien qu'avec le Coeur, l'Essentiel est invisible pour les Yeux ! Le Petit Prince d'Antoine de Saint Exupery

"Kaléidoscope" par Manuela de Seltz


KALEIDOSCOPE



La première fois que j’y ai gouté, c’était si bon. Savoureux, délicat, fondant. Je m’y étais préparée depuis des années. J’avais rêvé ce moment, je l’avais espéré, imaginé, fantasmé. Tout mon être, tout mon cœur, ma bouche, ma langue, tous mes sens l’attendaient.
Je le regardais, alangui délicatement près de moi. Sa couleur noire faisait frémir mes lèvres d’avance. Je passais ma langue sur elles pour les humidifier. Un aller retour interminable. J’avalais avec difficulté ; j’étais impatiente, fébrile, tremblante.
Je tendis la main vers lui mais n’osai pas aller au bout de mon geste. J’avais ressenti comme un choc électrique à son approche. Je sentais sa chaleur. Je fermais les yeux pour mieux imaginer notre premier rapport. Mes papilles s’affolaient. Ma bouche s’entrouvrit quand mon imagination commença à vagabonder vers ses courbes sombres.
Mon imagination avait toujours été fertile. Le jour comme la nuit, je rêvais. D’habitude, mes nuits étaient peuplées d’opéras. Mes fantasmes m’horrifiaient. Je les cachais depuis toujours, à ma famille, à mes amis. J’avais peur de leur réaction. Peut être devrais-je me faire psychanalyser un jour.
Il restait immobile, m’appelant par son silence à faire le premier geste. Il respectait ma virginité. Il ne fallait pas aller trop vite. Ne pas casser l’enchantement. Il n’y avait toujours qu’une seule première fois.  Après, ce n’était plus jamais pareil. Je l’avais compris depuis longtemps et voilà pourquoi je retardais le moment ultime ; attendu et craint à la fois.
J’avais pourtant eu bon nombre d’occasions de sauter le pas. Toute jeune déjà j’avais été tentée à maintes reprises. Mais j’avais su dire non. Je devais me préserver pour le bon, le seul et unique.
Une fois particulièrement j’avais eu une irrésistible envie. C’était en vacances. J’étais assise sur un rocher, au bord de l’eau, coincée entre la mousse à droite et les sarments à gauche. Mon cœur s’était emballé à sa vue.
Une pépite. Beau, délicat, des reflets cuivrés. Je l’avais caressé, mon corps entier avait répondu à ses attentes, ses promesses. Mais comme une religieuse, j’avais repoussé ses derniers assauts. Je voulais me préserver. J’avais dit non. Vive comme l’éclair, j’avais fui. Loin, très loin de lui.
Mais je marchais sur des œufs. Je le savais. Ma raison avait des limites.
Et ce soir, j’étais devant lui, femme fontaine. Je savais que cette fois-ci serait la bonne. Je regardais ses formes, ses arrondis, ses creux. Puis enfin, j’approchais délicatement mes lèvres, le sentais, l’embrassais, passais la langue sur ses tablettes de chocolat, je le léchais, le reniflais, humais son parfum délicat. Un mélange de noisette, de praliné, de fève de cacao. Il était chaud, suave.
Le premier contact me renvoya dix ans en arrière. Je fermais les yeux pour mieux me souvenir.
Je passais tous mes étés chez ma grand-mère, dans le sud de la France. Un petit village d’une centaine d’habitants, niché dans les hauteurs, près de Grasse. Je me rappelais surtout des odeurs. J’avais un nez très fin et pouvais reconnaitre toutes les fleurs à des centaines de mètres à la ronde. Lilas, rose, violette, jasmin et chèvrefeuille. Mais aussi lys, muguet et mimosa. J’adorais les fleurs. Leurs couleurs, leurs parfums mais aussi leurs textures, leurs formes et leurs spécificités. Chacune était différente.
Avec mes cousines, nous passions des heures dans les champs, dans les sous bois pentus et les clairières, à la recherche de fleurs sauvages, de quoi faire des bouquets pour mamie Tartine comme nous la nommions.
Mes vacances d’enfance étaient fourrées de fraises et de myrtilles, de noisettes et d’amandes, d’abricots et de nectarines.
Pour le gouter, mamie tartine nous faisait des crêpes au caramel, des gaufres à la confiture ou des tartes à la banane. Sa peau sentait le cacao et ses cheveux la vanille.
Mes vacances d’enfance étaient saupoudrées de sucre roux et de cannelle.
Mes vacances d’enfance étaient faites de fleurs, d’odeurs et de saveurs.
Le soir venu, nous nous asseyions en tailleur toutes les trois sur son énorme plan de travail et nous l’aidions à préparer les festins à venir. La cuisine était merveilleuse. Immense, surtout pour ma taille d’enfant.
Mamie cuisinait encore dans d’énormes bassines en fonte ou en cuivre, sur un feu de bois. Le sol était fait d’immenses dalles en terre cuite, les murs couverts de petits carreaux de faïence jaune et orange. Le plan de travail central servait aussi de table pour une vingtaine de convives.
Je me souviens des recettes de gelées de coings, de confitures de fraises ou de prunes, de caramel et de riz au lait vanillé. Mamie allait remuer de temps en temps. Au passage, elle y trempait un doigt et le léchait pour tester.
Et nous passions derrière elle en l’imitant et en gloussant.
Nous pouvions aussi passer des journées entières dans son potager à cueillir les framboises, les groseilles, les maquereaux, les melons, le basilic et la menthe. Nous faisions des soupes de fraises au basilic, des glaces à la crème et au melon.
Dans son verger, couchées sur une couverture, nous dévorions les abricots et les nectarines gorgés de sucre. Nous n’avions qu’à tendre la main.
A l’époque les fruits avaient le vrai goût de fruits mais aussi de soleil et d’amour.
Mamie tartine mourut à l’aube de notre adolescence. Elle nous évita de la décevoir en préférant  déserter sa cuisine et son potager pour batifoler avec les garçons. Mais avec elle disparurent aussi notre insouciance et nos jeux d’enfants.
Plus tard, je devais souvent repenser à ces étés comme ayant été les plus beaux moments de ma jeune existence.
A présent, j’allais devenir une femme. Une nouvelle expérience m’attendait.
Je rouvris les yeux. Il était toujours là. Il m’attendait. Mon cœur s’affola à nouveau et ma bouche devint sèche.
J’approchais ma bouche et ma langue le caressa franchement une première fois. Délicatesse était le premier mot qui me venait à l’esprit pour le décrire.
Je recommençais pour en avoir le cœur net. Il était dur et soyeux à la fois. Je le sentais fondre sous ma langue. Il commençait à transpirer. Je le repris dans ma bouche et mon nez s’emplit de son odeur. Corsée et poivrée. Comme du musc.
Force fut le second mot qui me vint à l’esprit. Force et virilité.
Je passais la langue plusieurs fois au même endroit pour mieux le savourer.
A cet instant précis, un autre souvenir frappa mon esprit.
Des bulles. Des dizaines, des centaines de bulles de savon.
Celles que l’on fait quand on est petit, après lesquelles on court en espérant les attraper mais sans vouloir les éclater. Ces bulles qui brillent de mille feux. Elles sont comme un arc en ciel concentré dans un tout petit rond.
J’adorais les couleurs. Je ne voulais voir la vie qu’en couleur.
Quand j’ai eu dix ans, mon père a été muté en Inde. Nous y avons vécu durant deux belles années. C’est là bas que j’ai appris la véritable signification du mot couleur. Chamarré, coloré, mordoré, multicolore…
Du pastel au fluorescent, toute la gamme des couleurs s’étendait à l’infini dans les plus petites rues du plus petit village. Je ne voulais plus jamais voir la vie qu’à travers un kaléidoscope.
Jamais plus elle  ne serait terne, jamais de noir, de gris ou de marron. Je regardais ces femmes, de toutes conditions, si belles dans leur sari. L’Inde était pavée d’or et d’argent. Les maisons scintillaient, les toits brûlaient, le Taj Mahal lui-même, pourtant blanc, changeait de couleur toutes les secondes selon l’orientation du soleil.
Je tombais amoureuse des femmes de ce pays. Elles étaient toutes les couleurs de l’arc en ciel. Elles avaient la grâce et la beauté. Les mains cuivrées, ornées de henné et d’or. Les cous couverts de colliers, les bras sertis de diamants et d’émeraudes.
Je découvris les marchés aux épices.
Tant de couleurs, de saveurs et d’odeurs rassemblées au même endroit. Le paradis des sens. J’aimais m’y perdre, goûter, sentir, toucher. Je découvris des gammes de rouges ou de jaunes que je n’aurais jamais pu imaginer.
Je rêvais que je devenais cueilleuse de fleurs de safran. Je m’imprégnais de tous les goûts, du plus acide au plus doux, du plus poivré au plus sucré. Je disparaissais des journées entières à la recherche du plus gros grain de muscade ou de la plus belle fleur d’orchidée.
Mes jours étaient devenus multicolores. Même le noir de mes nuits ressemblait plus à du violet. Pourtant, ce soir je m’étais décidée. Et je l’avais choisi noir. Mon paradoxe. J’avais attendu si longtemps. Moi la reine des saveurs, des odeurs et des couleurs. Pour ma première fois, je l’avais choisi noir !
Et je ne fus pas déçue. Car outre sa sensualité, sa prestance, sa beauté, sa force, sa virilité mais aussi sa douceur, il m’avait dévoilé tout son goût. Les premières bouchées avaient affolé mes papilles. Ce fût comme un feu d’artifice dans ma bouche. J’étais au paradis. On m’avait enfin révélé LE secret du bonheur. La suite ne fit que confirmer ce que j’avais compris à la première bouchée : j’avais eu raison d’attendre, de dire non, de faire marche arrière, de me garder vierge si longtemps. Car cette première fois fût une révélation des sens. Tous mes sens à la fois.
Je savais que désormais, ma vie s’entendrait en ces termes : carrés, rochers, mousses, coulis, fèves, gâteaux, cookies, muffins, opéras, éclairs, religieuses… Je ne vivrais plus que pour lui, ce chocolat que j’avais tant attendu et que j’avais enfin goûté ce soir, pour la première fois. 

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